Ils sont déjà cinq mille à occuper un gros tiers de la place d’où émerge encore la statue du maréchal Foch ; ils viennent pour beaucoup de la proche banlieue, mais aussi des quartiers chauds de la grande : Mantes, Étampes, Meaux… Les avenues débouchant sur la place sont bouclées par les forces de l’ordre.
Une jeune foule multicolore habillée aux couleurs du club, en jeans et Nike, casquette à l’endroit, casquette à l’envers, blancs, blacks et beurs, de bonne famille ou « d’à côté », seuls ou en duos, en bande ou en famille avec même, de-ci de-là, quelques poussettes occupées par des bébés dont un coiffé d’un bonnet en forme de tour Eiffel. Ils brandissent des fanions, chantent, claquent leurs tap tap distribués par des filles en T-shirts rouges « Fly Emirates ». Animateur tonitruant, écrans géants et musique à donf. Ils sont heureux. « Ici, c’est Paris ! » « On est, on est, on est les champions ! » Ils attendent leurs héros, les nouveaux dieux du stade du Parc des Princes sponsorisés par l’émir du Qatar et coachés par l’entraîneur italien Ancelotti. Au milieu de la foule grossissante que vomissent sans discontinuer les bouches de métro, un Qatari en tenue blanche traditionnelle déambule, souriant, sûr de lui, entre deux sumos noirs boudinés dans des costumes bon marché.
Vers 19 h 00, débouchant de l’avenue Henri Martin, deux ou trois cents énervés au regard fixe, s’avancent au pas, fendent la foule et, levant le poing, scandent : « Liberté pour les ultras ! » en référence aux individus particulièrement violents du virage d’Auteuil, interdits de stade et dont certains sont sous les verrous. L’impressionnante phalange contourne la place et rejoint le centre du chaudron en formation. Une fille de pub se fait dévaliser par un petit groupe de pillards déterminé. On lui arrache des mains ses fanions, on la bouscule, elle résiste, proteste, mais les assaillants se font menaçants. « Lâche tout ! » lui dit alors son boss. Elle jette son barda le plus loin possible et regarde, atterrée, ses agresseurs se battre pour les récupérer. « Bande de cinglés ! » leur lance-t-elle. Ils n’en moquent et brandissent, hilares, leur trophée acquis de haute lutte. « Les Marseillais, on les encule ! » concluent-ils.
« Est-ce que vous allez toujours bien ? » hurle le chauffeur de salle au micro. Une clameur lui répond qu’en effet, ça risque de chauffer. Il ajoute, sur un ton moins alerte, que les joueurs arrivent dans quelques minutes, et demande « par respect » à la foule d’éviter de lancer des fumigènes et des pétards sur le podium. Nouvelle clameur.
Vers 19 h 00, le car à impériale portant le staff et les joueurs apparaît enfin. Il descend par l’avenue Paul Doumer et roule au pas. Perché à l’abri des avanies, tout ce petit monde en costard Armani salue la foule en liesse venue, elle, en uniforme du Paris-Saint-Germain acheté à prix d’or. Bousculade, hurlements, invectives. On tâche de prendre en photo Beckham, Ménez, Matuidi, ou Ibrahimovic, on se marche dessus, on se fait repousser sans ménagement par les CRS, une femme et son mari sautent la grille de protection du petit square avec leur poussette et se réfugient au pied de la statue de Benjamin Franklin. Le bus oblique doucement dans la rue du grand Américain, suivi d’une nuée de journalistes, de photographes et de cameramen en motos et en scooters. Le cortège descend, pressé par la foule en délire, vire sur la place du Costa Rica et s’engage dans le boulevard Delessert entre deux haies de marronniers en fleurs. En haut de l’impériale, les joueurs baissent la tête, mais celle d’Ibrahimovic se heurte aux branches et disparaît sous les feuilles. Éclats de rire. Un groupe de supporters en profite pour bondir sur les voitures en stationnement et s’en font un chemin commode pour rattraper le convoi. Les capots se défoncent, les toits s’enfoncent, les pare-brise cèdent et ça fait des boums-boums sonores qui éclatent comme des coups de fusil. « Ca, c’est Paris ! » rigole un couple à sa fenêtre, tandis qu’un homme monte la garde autour de sa Range Rover imprudemment garée au bas de chez lui. Pour un troisième, la cinquantaine chic et grisonnante, c’est trop tard. Son Audi noire s’est fait proprement labourer. « Elle est foutue, ma bagnole ! » hurle-t-il tout en composant un numéro de téléphone et en apostrophant les flics impassibles. La marée s’écoule lentement vers la Seine.
Arrivé en bas, le car Qatari frappé de la tour Eiffel remonte vers la gauche le long du bassin et des jets d’eau. Les fumigènes et les pétards redoublent, on ne voit plus rien, on n’entend plus rien. Les ambulances et les voitures de pompiers cherchent à se frayer un passage mais en vain. La cérémonie de remise du trophée, à peine commencée, tourne à la confusion totale et les organisateurs, craignant l’émeute, choisissent d’écourter. Le car fait demi tour, la croisière qui devait emmener les joueurs du pont d’Iéna au pont de Sully est annulée, la réception mondaine aussi, et les joueurs filent se réfugier au Parc des Princes, protégés par une noria de cars de CRS.
En haut, sur la place et sur l’esplanade, la nuit commence à tomber. Les bouteilles continuent de voler, les matraques à siffler, les barres démontées des échafaudages font éclatent les vitrines, les lacrymogènes pleuvent, les CRS chargent, c’est la chasse. Ca court dans tous les coins, ça hurle, ça vocifère, ça klaxonne. L’avenue Kléber voit passer la tornade, subit à son tour quelques dommages, les manifestants veulent atteindre les Champs-Élysées pour continuer la fête de la veille. D’autres préfèrent passer la Seine, ce qui provoque le repli des vendeurs de tour Eiffel à la sauvette qui courent mettre leur marchandise à l’abri tandis que, par petits groupes, les manifestants tatanent à tout va les voitures qui passent, jettent les poubelles sur les cars de touristes et renversent les scooters. Les policiers de la BAC ont beau sillonner les avenues toutes sirènes hurlantes, les manifestants s’égayent pour mieux se regrouper et continuer leurs raids.
Les autorités de la Préfecture, de la mairie ainsi que les organisateurs et les propriétaires du club du Paris Saint-Germain avaient choisi de donner rendez-vous à quinze mille supporters sur l’esplanade du Trocadéro pour y faire la fête, tout en sachant ce qu’il en était advenu à Saint-Étienne ou à Montpellier tout récemment. Ils auraient été bien inspirés de lever les yeux au ciel et de méditer l’inscription figurant en lettres d’or au fronton du Musée de l’Homme qui la surplombe : « Choses rares et choses belles ici savamment rassemblées, instruisent l’œil à regarder comme jamais vues toutes choses qui sont au monde. »
On frémit à l’idée que les footballeurs parisiens puissent un jour gagner la coupe d’Europe. Mieux vaudra alors peut-être aller faire la fête à Doha.
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